Palette littéraire

Le comique dans Les mouches, de Jean Paul Sartre

Leçon littéraire

 

 

          Le comique dans Les mouches, de Jean Paul Sartre, par Mouna Bouziane

 

 

 

   Les mouches de Sartre se caractérise par l'irruption du comique sur fond de tragédie. Ne surgit-il pas dès le titre qui évoque ces insectes bruyants et qui sied mieux à une comédie ? Le comique y est présent dès le début de la pièce : la scène d'exposition rappelle incontestablement les scènes moliéresques, Molière étant une référence en la matière. Mais définissons d'abord le terme « comique Â» : si l'on considère les différentes acceptions qu'en donne LE Grand Robert, on s'aperçoit qu'elles tournent autour d'une ambivalence : 1- Qui appartient à la comédie. 2- Qui déclenche le rire et le sourire.

   Toutefois, le rire n'est pas toujours la seule visée du comique, ce dernier peut s'utiliser pour d'autres buts. Notre projet de lecture consistera à voir dans quelle mesure le comique, en désacralisant le sacré, contribue à donner une nouvelle conception du tragique.

   Pour répondre à cette problématique, nous allons voir tout d'abord le comique à travers l'Å“uvre. Ensuite, nous verrons comment le comique constitue un habile procédé de désacralisation ; et pour finir, nous nous attacherons à montrer comment le comique renforce le tragique en lui conférant une nouvelle portée.

 

   I- Le comique à travers l'Å“uvre : 

 

   S'interroger sur le comique, c'est se poser la question sur les procédés employés à cette fin.

1-   Personnages moliéresques :

 

a-     « Ah ! Mon maître Â» :

 

   Le pédagogue, dès la scène d'exposition, adopte l'attitude du valet au service du maître : sa première réplique de la pièce est inachevée, p.105 « Pouvez-vous nous dire… Â» Lorsqu'il s'adresse aux vielles femmes vêtues de noir qui font des libations devant la statue de Jupiter. Sa parole demeure impuissante et le verbe ne suffit pas à faire sortir les vieilles femmes de leur mutisme délibéré. Le pédagogue se trouve par conséquent dans une situation ridicule. Pour sauver son orgueil, il recourt aux injures à leurs égards : p. 105, « Vieilles carnes ! dirait-on pas que j'en veux à leurs charmes ? Â», L'appellatif injurieux « carnes Â» rime plus ou moins avec « charmes Â» et l'association des termes crée un effet comique.

  Ce langage outrancier laisse la place juste après à un langage de plaisir : le pédagogue, en digne héritier du valet moliéresque, emploie un langage très proche du désir, p.106 : « Et que vous fûtes bien inspiré de venir ici quand il y a plus de cinq cents capitales, tant en Grèce qu'en Italie, avec du bon vin, des auberges accueillantes et des rues populeuses. Â», les rôles sont renversés ici et c'est le valet qui parle en maître en reprochant à Oreste ce retour à Argos où les plaisirs du pédagogue ne seraient pas assouvis. Cet amour de  vin rappelle Scapin, le valet de Léandre, dans Les fourberies de Scapin : « Je vous confesse, dit le valet à son maître, que j'ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d'Espagne. Â» (Le quartaut valait à l'époque 67 litres).

 

                   b- Personnages déguisés :

 

   Oreste arrive masqué à Argos, il cache son identité et endosse le rôle de Philèbe de Corinthe. Lors de la deuxième scène de la pièce, on assiste à un théâtre dans le théâtre : Jupiter, ayant lui aussi un nom d'emprunt Démétrios d'Athènes, s'adresse à Oreste à travers Philèbe, p.118. Le passage se caractérise par sa double énonciation : Sartre emprunte un procédé de comédie qui permet à un personnage de dire indirectement à un autre ses vérités, et la vérité ici : Oreste est un être indésirable qui ferait mieux de partir.

 

2-   Langage :

 

a-     Du langage surpris :

 

   Au second acte, deuxième tableau, scène3, Oreste et Electre, cachés derrière le trône, entendent le dialogue de Clytemnestre et d'Egisthe. Grâce à cet artifice dramatique, les jeunes personnages apprennent que la fête des morts n'est qu'une fable inventée par Egisthe, pp.191/192 : « Est-ce que vous avez oublié que vous-même vous inventâtes ces fables pour le peuple ? Â», demande la reine à Egisthe : « Tu as raison femme Â», lui répond-il. La situation dramatique est liée à une tradition classique. Il suffit de penser à l'acte IV de Tartuffe : Orgon, caché sous la table, entend la déclaration d'amour imprudente de Tartuffe à Elmire. On assiste à un langage surpris mais aussi à un langage obscène :

b-     Langage particulier :

 

   Les mouches se distingue par son langage familier, trop familier. La pièce regorge d'insultes : « Ordure ! Â», Electre apostrophant Jupiter, 3tes yeux ronds dans ta face barbouillée de jus de framboise, ajoute-t-il Â», p.126. Un autre exemple à citer : Egisthe à Clytemnestre, p.191 : « Laisse-moi catin ! Â», « catin Â» a le sens de prostituée ; le langage obscène pullule dans la pièce, p.114 : « Tu as rudement bien dû faire l'amour cette nuit- là Â», Jupiter à la Vieille.

   L'Å“uvre est fortement marquée par le comique. Nous y assistons à des scènes de comédie avec des personnages dans des attitudes burlesques et adoptant un langage familier, souvent grivois. La question qui s'impose est la suivante : Dans quelle but Sartre introduit-il le comique dans sa pièce ?

 

 

II- Le comique : un habile procédé de désacralisation :

 

 

   Rien n'échappe à la critique de Sartre : par le comique, le sacré se désacralise : la religion, le pouvoir et le peuple.

 

1-     Désacralisation du divin :

a-     Jupiter : un « charmeur de mouches Â»

 

   Jupiter, roi des dieux, se présente dès la première scène comme un charmeur de mouches : p.120 « Je fais un mouvement du poignet, un geste du bras, et je dis : « Abraxas, galla, galla, tsé, tsé Â» Et voyez : les voilà qui dégringolent et qui se mettent à ramper par terre comme des chenilles Â», Jupiter, satisfait de lui- même, a une formule magique pour chasser les mouches. Cela n'a rien d'étonnant comme le dit Jupiter à un Oreste abasourdi : « Ce n'est rien, un petit talent de société Â», talent couronné lors du dernier acte : « A la niche ! Â», ordonne-t-il aux Erinnyes, « le maître ! Â», dit la première Erinnye, p.225.

b-     Jupiter : « croquemitaine Â» :

 

   Jupiter, comme l'indique la première didascalie de la pièce, est le dieu de la mort et des mouches. Le roi des dieux a en effet tous les attributs de la puissance : il peut faire disparaître les mouches, anéantir par un prodige les effets du discours d'Electre sur la foule, comme nous le verrons par la suite.

   Cependant, ce dieu tout- puissant qui, devant sa statue les vieilles femmes viennent faire des libations, est ridiculisé. Le premier mot proféré par Electre est « Ordure ! Â» : cette apostrophe grossière est significative, pp. 126/127. Electre s'adresse donc à la statue avec une familiarité insultante : la statue n'est qu'un morceau de bois bon à brûler : « Il est en bois tout blanc, le dieu des morts Â» L'emploi par Electre du terme de « croquemitaine Â» n'est pas fortuit (croquemitaine signifie : personnage imaginaire dont on menace les enfants pour les effrayer et s'en faire obéir).

Electre conteste ainsi l'existence même de Jupiter qui ne fait pas seulement peur aux enfants mais aussi aux vieilles femmes qualifiées ironiquement de « saintes Â» par la fille d'Agamemnon. Les vieilles lui apportent des offrandes (du lait, du vin), les offrandes d'Electre sont d'une autre nature : le croquemitaine n'a aucun effet sur la princesse.

 

c-     Jupiter : comique d'autodérision :

 

   Le dieu est réduit à une image et plus précisément à une caricature, comme l'affirme François Noudelmann : « Le personnage de Jupiter est une caricature de divinité Â» L'idée se voit confirmée par le dieu lui- même, p.193 : « C'est moi ça ? c'est ainsi qu'ils me voient quand ils prient, les habitants d'Argos ? Parbleu, il est rare qu'un dieu puisse contempler son image face à face. (Un temps) Que je suis laid ! Â» : les phrases interrogative et exclamative ainsi que l'interjection d'euphémisme porte l'autodérision à son point culminant.

 

d-     Les mouches :

 

   Jupiter est ridiculisé, il n'est pas le seul. Le sont aussi ses créatures « les mouches Â», déesses de vengeance. En effet, après l'assassinat du roi Agamemnon, Jupiter envoie les Erinnyes à Argos pour punir le peuple argien qui s'est tu sur le crime d'Egisthe : l'assassin règne depuis quinze ans et avec lui règnent les mouches, attirées par l'odeur de la ville.

   Ces mouches sont horribles, elle grandissent et auront bientôt la taille de petites grenouilles. Elles sont dégoûtantes et, par conséquent, indésirables, elle sont constamment chassées comme le montre la didascalie (il les chasse) répétée plusieurs fois. Dans un geste comique, le deuxième soldat gifle le premier soldat pour tuer les mouches qui collent à sa joue, p.187. Les mouches sont enfin qualifiées de chiennes, p.220 : « Paix, chiennes, à la niche Â», de vaches aussi : Â« Vaches de mouches Â»,p.187.

   Ainsi donc, Jupiter et ses créatures sont traités d'une manière caricaturale dans l'Å“uvre comme le sera Egisthe, incarnation du pouvoir.

 

 

2-     Désacralisation du politique :

 

a-     Egisthe : « le ruffian Â»

 

   Egisthe est qualifié d'entrée de pièce de « ruffian Â» par Jupiter (de l'italien ruffians : sens vieux ou litt. : entremetteur, souteneur). Ruffian est à prendre dans les deux sens : partisan (de Jupiter) et maquereau, qualificatif péjoratif qui sera repris une seconde fois par Oreste, p.160.

   Le roi est banalisé, il est « gras Â», a « de gros yeux striés de sang Â», « noble et bête comme un cheval Â».

   Le ridicule du personnage est mis en scène lors de son dialogue avec Jupiter : acte II, deuxième tableau, scène 5, p.194. : « Tu te portes assez bien et tu es gras Â».

   Le roi est las du pouvoir et pour mettre fin à sa lassitude, il demande à Oreste, p.204 : « Je veux que tu m'assassines Â», même après sa mort, il continue à susciter le dégoût, Electre, p.205 : « Il chancelle et son visage est blafard. Horreur comme c'est laid Â», voilà le vrai visage d'Egisthe, qui se libère finalement d'un masque qu'il a porté pendant quinze ans, p.191. N'est-il pas le metteur en scène de toute une « comédie humaine Â» ?

 

 

3-     Critique du peuple :

 

a- Les Argiens : « piètres comédiens Â»

   Les Argiens sont aussi le point de mire de la critique sartrienne. La première image qu'on donne du peuple ne peut être que négative. La pièce s'ouvre sur les vieilles femmes vêtues de noir : ces femmes sont muettes, dégoûtantes (elles crachent par terre) et pusillanime : elles s'enfuient en laissant tomber leurs urnes.

   Cette image négative se renforce par la présence d'un idiot qui ne parvient pas à formuler une phrase se contentant de « heu Â» répété cinq fois, pp.107/108. Cet idiot est une incarnation parfaite de la cité argienne soumise et résignée.

   La cérémonie annuelle des morts organisée par Egisthe est une comédie : les acteurs sont là « piètres comédiens Â», le public est là aussi comme le dit Egisthe, p.159 : « Ah ! Piètres comédiens, vous avez du public aujourd'hui Â», mais ces comédiens ne sont pas à la hauteur, en témoigne l'adjectif épithète « piètres Â» employé dans le sens de très médiocres. Les comédiens sont de tous les âges : nous citons la femme qui refait le  nÅ“ud de cravate à son petit- fils : acte II, Premier tableau, P.149 : « Ta cravate. Voilà trois fois que je fais le nÅ“ud, dit-elle à son petit qui s'apprête à jouer le rôle qu'on lui a confié et il doit le réussir, p.149 : « Sois bien sage et pleure avec les autres quand on te le dira Â», il le jouera et il excellera comme tous les autres petits enfants qui semblent avoir appris parfaitement les paroles du scénario. Dites innocemment car dites par des enfants élevés dans la repentance, ces paroles assurent à la comédie son succès et celui du metteur en scène qui avoue lui-même, p.190 : « Je ne suis que trop habile à ces comédies Â»

   Par le biais du comique, rien n'a échappé à la critique acerbe du dramaturge : le divin est ridiculisé, le politique remis en cause, le peuple raillé. La cérémonie des morts montre que le comique fait irruption même au sein de ce qui est supposé être tragique, d'où la question : le comique efface-t-il la dimension tragique de l'Å“uvre ?

 

III- Le comique pour une nouvelle conception du tragique :

 

1-     Un tragique retravaille :

 

   Sartre ne se prive pas de brouiller le tragique traditionnel :

v      La transcendance est ridiculisée : si les hommes sont ridicules, les dieux le sont aussi et à un plus haut degré comme nous l'avons déjà vu.

v      Les écarts entre les niveaux de langage : le dialogue enter Clytemnestre et Electre est à ce titre significatif : la scène 5, acte I, voit s'affronter deux types  de langage. A son arrivée, Clytemnestre s'exprime en reine dans les ordres qu'elle donne à sa fille, p.136 : « Electre, le roi t'ordonne de t'apprêter pour la cérémonie Â», et plus loin : « Tu es la princesse, Electre Â». Electre, rompant avec l'éloquence de sa mère, répond : « Belle princesse qui lave la vaisselle et garde les cochons ! Â», p.137.

v      La démystification du tragique se réalise également par le recours aux anachronismes, procédé cher à Giraudoux et Anouilh, les anachronismes sont au service du comique et porte atteinte au tragique.

  D'entrée de jeu, Oreste et le pédagogue se présentent en « touristes Â» : la superposition des époques déclenche le rire. Le drame des Atrides est relaté par Jupiter d'une manière familière : tout est ramené à un niveau prosaïque, citons un anachronisme qui prête à sourire au sein de ce qui est supposé être tragique : « Une exécution capitale Â», p.111. Si les gardes dans Antigone de Jean Anouilh jouent aux cartes – occupation appartenant à une époque contemporaine- ,les Argiens, eux, ont envie de voir une « exécution capitale Â» pour s'amuser un peu.

 

2-     Le comique au service du tragique :

 

   La présence d'éléments comiques décuple l'intensité du tragique. Du coup, les deux s'entremêlent, le premier étant au service du second. 
   Lors de la cérémonie des morts, Electre, tout en dansant sans gêne, s'adresse aux Argiens, elle leur décrit d'autres lieux, un autre ailleurs. Si elle esr sacrilège par sa joie affichée, que son père et sa sÅ“ur Iphigénie lui fassent un signe mais s'ils l'approuvent, elle demande leur silence. Ce spectacle cède la place à un spectacle plus amusant où le comique atteint un haut degré : Jupiter intervient et, en grand magicien qui doit impressionner son public, met en branle la pierre qui obstruait l'entrée de la caverne. Comment a-t-il réussi ? Tout simplement en proférant une formule magique, p.166 : « Parbleu, je vais rabattre le caquet de cette gamine (il étend le bras) Posidon Caribon Caribon Lullaby Â», le grotesque est à son point culminant et le magicien réussit son spectacle, la preuve : « La grosse pierre qui obstruait l'entrée de la caverne roule avec fracas contre les marches du temps Â».

  Le comique se substitue encore une fois au tragique : Electre cesse de danser : « Je ne t'en donnerai pas l'occasion. Les lois de la cité m'interdisent de punir en ce jour de fête. Tu le savais et tu en a abusé. Mais tu ne fais plus partie de la cité, je te chasse Â», Egisthe, p.167. Le jour de la fête interdisant toute punition, le roi la chasse. Une situation tragique qui ne se prive pas de comique : la fille du roi est chassée de sa ville par un assassin qui règne sur Argos d'une manière illégitime.

   La scène première du dernier acte fournit un autre exemple de cette association du comique et du tragique : après le double crime, Oreste et sa sÅ“ur se réfugient dans le temple d’Apollon et les Erinnyes s’acharnent sur les deux coupables. Dans une scène censée être tragique, le comique intervient par le biais des Erinnyes.

   Les Erinnyes sont dotés d’un caractère humain, p.216 : « J’ai dormi debout, toute droite de colère, et j’ai fait d’énormes rêves irrités Â»

   Leur nom de « déesses de vengeance Â» n’est pas fortuit : « Je polirai patiemment cette chair fine, je la frotterai, je la raclerai, je l’userai jusqu’à l’os Â»

   Les Erinnyes ont même recours à un langage obscène, grivois, p.216 : « Nous te ferons hurler comme le mâle en la femelle, car tu es mon épouse et tu sentiras le poids de mon amour Â»

   Les Erinnyes sont dotés aussi d’un langage qui leur est propre, le langage des insectes : « bzz bzz Â» (d’après le dictionnaire d’animaux imaginaire bzz bzz est une mouche qui aime à coller surtout pendant la sieste)

 

 
   En guise de conclusion, on peut dire que le comique est une donnée essentielle du théâtre sartrien : il constitue un moyen opérant servant l’intention du dramaturge. Efface-t-il la portée tragique de la pièce ? Le comique ne fait que la renforcer.




20/06/2009
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 4 autres membres