« Electre »dans Les mouches de Sartre
Leçon littéraire
« Electre »dans Les mouches de Sartre, par Mouna Bouziane
Electre est un personnage principal de la pièce de théâtre de Jean Paul Sartre intitulée Les mouches. Annoncée dès la première scène de l'acte I PAR UNE QUESTION D4Oreste à Jupiter, le personnage fait son apparition effective dans la scène 3 du premier acte. S'adressant à Jupiter : « Ordure ! Tu peux me regarder, va ! Avec tes yeux ronds dans ta face barbouillée de jus de framboises, tu ne me fais pas peur », telles étaient les premières paroles proférées par Electre qui maintiendra sa présence jusqu'à l'avant dernière scène et qui se retire sur ces propos : « Je me repens, Jupiter, je me repens ». Le personnage évolue certes mais de manière régressive : s'il fait montre au début d'un courage et d'une lucidité sans précédent, il finit par afficher une peur et une soumission inattendue.
Nous allons voir comment Electre, tout en essayant de surmonter sa féminité et d'apparaître « virile », demeure bel et bien fidèle à sa condition féminine.
Pour essayer de mener à bien cette problématique, nous allons voir d'abord comment Electre est un personnage « masculin » qui a pour devise la révolte. Nous verrons ensuite comment la fille d'Agamemnon est incapable de mener sa tâche : dire n'est pas toujours faire.
I- Electre : un personnage « masculin »
Electre, dans les mouches de Sartre, apparaît comme un personnage « viril ». Où est manifeste sa virilité ? D'abord, dans sa révolte : celle-ci prend trois formes : Electre s'insurge contre sa condition de princesse servante mais sa rébellion atteint son point culminant dans sa désobéissance à Jupiter et à Egisthe.
1- Electre ou la princesse rebelle :
a- Une princesse laveuse de vaisselle :
La fille d'Agamemnon est réduite aux tâches les plus serviles. Dans la scène 4 de l'acte I, elle décrit à Oreste – Philèbe sa condition : « La dernière des servantes. Je lave le linge du roi et de la reine. C'est un linge fort sale et plein d'ordures. Tous leurs dessous, les chemises qui ont enveloppé leurs corps pourris, celles que revêt Clytemnestre quand le roi partage sa couche : il faut que je lave tout ça. », page : 129.
Electre est princesse, certes, mais elle est la « dernière des servantes », les termes dévalorisants « ordures », « sale », « pourris » qui traversent la réplique montrent la haine qu'Electre ressent à l'égard du couple royal. Et plus loin, on lit « Je suis princesse en vérité (…) belle princesse qui lave la vaisselle et garde les cochons », dit- elle page 137 à sa mère.
La révolte d'Electre se ressent dans le langage auquel elle recourt, un langage familier qui est loin de celui d'une princesse. Pour illustrer cette idée, on donne l'exemple du dialogue qui a eu lieu entre Electre et Clytemnestre, sc.5, acte I : si la reine parle un langage qui sied à son rang : « Electre, le roi t'ordonne de t'apprêter pour la cérémonie », « Tu es princesse, Electre, et le peuple t'attend ». A ce langage élevé, répond un langage familier, celui d'Electre, page.137 : « Qu'ai- je à faire des ordres d'Egisthe ? C'est votre mari, ma mère, votre très cher mari, non le mien », l'ironie d'Electre est ici évidente : elle se moque du couple royal. Mais Clytemnestre et Egisthe ne sont pas les seuls, Electre est insoumise. Sa révolte est aussi contre Jupiter.
a- Le dieu des morts n'est que du bois blanc
Sa révolte est manifeste également dans la nature des offrandes. En ce jour de fête où le peuple d'Argos vient faire des libations devant la statue de Jupiter, dieu des mouches et de la mort, Electre lui offre des épluchures et la cendre du foyer. Elle ne se contente pas de cela, elle se frotte à la statue, comble de l'érotisme : « Eh bien, sens –moi, à présent, sens mon odeur de chair fraîche, ça doit te faire horreur », p. 127. La princesse met ici l'accent sur sa fraîcheur et sa jeunesse qu'elle oppose à l'immobilité et au bois de la statue.
La rébellion d'Electre ne se fait pas uniquement contre la divinité incarnée par Jupiter. Elle s'insurge également contre le pouvoir en la personne d'Egisthe.
a- Révolte contre l'assassin d'Agamemnon :
Egisthe : _ Electre, réponds, que signifie ce costume ?
Electre : _ J'ai mis ma plus belle robe. N'est-ce pas un jour de fête ?
La princesse rappelle à maints égards un autre personnage : Antigone de Jean Anouilh qui n'a cessé de braver le roi Créon et lui tenir tête.
a- Electre : manipulatrice ?
Electre est un personnage qui manipule à merveilles son frère Oreste puisque c'est elle qui le pousse à accomplir « son acte » même si elle ne réussit pas à manipuler le peuple. En témoigne la cérémonie expiatoire dans laquelle la princesse prend la parole pour convaincre les Argiens que la fête des morts n'est qu'une fable, qu'ils ont droit à la joie, elle décrit au peuple d'autres villes en Grèce qui sont heureuses, qu' « il y a des enfants qui jouent sur les places de Corinthe. Et leurs mères ne demandent point pardon de les avoir mis au monde », cet ailleurs ensoleillé que peint la princesse est loin d'être Argos, les paroles d'Electre demeurent sans effet et son effort reste vain.
Electre, comme on l'a vu, apparaît comme un personnage plus viril, plus masculin qu'Oreste. Sa révolte prend plusieurs formes : la princesse s'insurge contre sa condition de servante, contre Jupiter et contre le pouvoir. C'est aussi un personnage manipulateur. Les questions qui s'imposent sont : Electre restera-t-elle fidèle à ses paroles ? Assumera-t-elle sa révolte affichée ? C'est ce que nous verrons dans notre deuxième partie.
II- Electre ou l'incapacité d'aller jusqu'au bout :
Contrairement aux attentes d'Oreste, et à celles du lecteur, Electre montre une hésitation inattendue, et un remords tant méprisé par le personnage lui- même.
1- Electre hésitante :
L'hésitation du personnage est manifeste dès la fin de la scène 6 du deuxième tableau de l'acte II par ces paroles : « elle ne peut plus nous nuire », dit-elle à propos de sa mère à Oreste, elle qui voulait la perte de Clytemnestre. Hésitante, elle essaie de se convaincre elle- même de la nécessité d'aller jusqu'au bout de ses paroles dites ouvertement lors du premier acte et au début du deuxième, elle dit : « Ah ! Je l'ai voulu ! je le veux, il faut que je le veuille encore », tous les temps sont concernés : le passé, le présent, et le futur. Le verbe falloir exprime ici la nécessité de continuer dans le chemin tracé.
L'objectif d'Electre est atteint, et elle s'en réjouit apparemment. 2coutons Electre, p.208, elle parle de sa mère : « Qu'elle crie ! Qu'elle crie ! Je veux ses cris d'horreur et je veux ses souffrances (les cris cessent) Joie ! Joie : mes ennemis sont morts et mon père est vengé. »
L'esprit vindicatif d'Electre est à son paroxysme. Les phrases exclamatives expriment l'état d'âme de la princesse qui n'est jamais satisfaite : ses ennemis ne sont-ils pas morts ? Son père n'est- il pas vengé ? Cette joie affichée est-elle une joie effective ou une tristesse dissimulée ou encore un remords naissant ?
2- Un remords affiché :
La première phase du remords est la cécité de la princesse. On lit, p.210 : « Je ne peux plus te voir ! dit-elle à Oreste, ces lampes n'éclairent pas. J'entends ta voix , mais elle me fait mal , elle me coupe comme un couteau ». A la blessure concrète Qu'Oreste fait subir à sa mère répond celle symbolique d'Electre. Cette dernière compare son frère à un couteau et le couteau n'est pas sans rappeler le sang. Electre n'est plus la même, son revirement est total, elle redevient une vraie Argienne. Désormais, elle a peur des Erinnyes, les déesses de la vengeance. La peur d'Electre est évidente dans cette réplique, p.211 : « Elles nous entourent, Oreste. Elles nous guettent ; tout à l'heure elles s'abattront sur nous, et je sentirai mille pattes gluantes sur mon corps. Où fuir, Oreste ? Elles enflent, elles enflent, les voilà grosses comme des abeilles », les Erinnyes constituent une source de peur inouïe pour la princesse. Elles sont partout. L'anaphore « elles enflent, elles enflent » montre que la préoccupation présente d'Electre est bien les Erinnyes dont les pattes collent au corps d'Electre.
Et c'est cette peur des Erinnyes qui sera derrière sa soumission totale à Jupiter. La princesse n'a qu'une solution : se repentir : « Ce que tu peux me donner le plus aisément : un peu de repentir », le repentir est le seul moyen qui puisse sauver Electre.
Malgré les arguments avancés par Oreste, Electre est tout entière à Jupiter : dans un discours marqué par la soumission extrême, Electre dit à Jupiter : « Mon roi, prends moi dans tes bras, emporte- moi, protège- moi. Je suivrai ta loi, je serai ton esclave et ta chose, j'embrasserai tes pieds et tes genoux ». Nous avons ici une Electre tout à fait différente de celle que nous avons vue dans notre première partie, celle qui apostrophait Jupiter par « Ordure » l'appelle maintenant « mon roi », celle qui refusait fermement d'être une esclave même de sa propre mère le devient ici de bon gré.
2- Electre : un être en- soi :
Electre a toujours souhaité l'assassinat du couple royal : Egisthe et Clytemnestre, cet assassinat a eu effectivement lieu grâce à un Oreste manipulé par sa soeur, mais, chose frappante, Electre n'assume pas son acte, contrairement à Oreste qui affirme avec conviction, p.210 : « J'ai fait mon acte (…) J'en rendrai compte », Oreste prend la décision de tuer les assassins de son père, et assume pleinement son acte. Pour lui, le crime qu'il vient de perpétrer est bon alors que pour Electre, ce crime devient une horreur difficile à supporter. D'ailleurs, l'horreur est inscrite sur le visage de sa mère. N'est- elle pas une seconde Clytemnestre comme le lui rappelle Oreste, p.220 : « Tu es encore belle, mais (…) Où donc ai-je vu ces yeux morts ? Electre (…) Tu lui ressembles, tu ressembles à Clytemnestre. Etait- ce la peine de la tuer ? »
Clytemnestre est toujours vivante à travers Electre puisque Electre n'est qu'une Clytemnestre : les mêmes yeux, le même regard. Cette ressemblance est annoncée dès la scène 5 de l'acte I par Clytemnestre elle- même. On lit page 138 : « Tu me ressembles : j'ai eu ce visage pointu, ce sang inquiet, ces yeux sournois, et il n'en est rien sorti de bon », Clytemnestre avait bel et bien raison : Electre n'a pas pu assumer son acte. Pourquoi ?
Ce qui fait qu'Electre n'assume pas ses paroles, son acte à l'instar de son frère, est sa nature rêveuse. La Première Erinnyes le lui dit ouvertement : « Elle vivait tranquille avec ses rêves », chose qui sera confirmée par Jupiter, page 229 : « Ces rêves sanglants qui te berçaient, elle avait une espèce d'innocence (…) Mais tu n'as jamais songé à les réaliser » : le portrait que dresse Jupiter d'Electre est celui d'un personnage rêveur qui vit la réalité à travers les songes, le rêve n'était qu'un paravent qui masque à Electre sa condition de femme soumise et docile.
C/C
Les mouches est une pièce qui trace un parcours. Nous avons vu lors de notre étude le parcours d'Electre : le personnage qui affiche un courage inouï au début de l'œuvre, en se révoltant contre la divinité et le pouvoir, n'arrive pas à aller jusqu'au bout : elle est envahie par une peur extrême qui coïncide avec le moment du double crime : Electre n'est et ne sera qu'une esclave du remords et de Jupiter. Le personnage de Clytemnestre perpétue en Electre, et la femme n'est qu'une victime de sa condition faible.